Soumis par Guillaume Bady le
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Éditions critiques, inédits et ecdotique aux Sources Chrétiennes

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Vendredi 19 février 2016
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Alors qu’en 2015 Jean-Noël Guinot, dans le volume 575 des Sources Chrétiennes, a publié un fragment grec inédit du Pentalogos de Théodoret de Cyr, et où l’imposant volume d’introduction aux Comparative Oriental Manuscript Studies a établi une intéressante comparaison entre diverses collections de textes anciens[1], il paraît opportun d’évaluer l’importance de l’édition de textes, aussi bien dans la collection des Sources Chrétiennes que parmi les activités de l’équipe.

Une via media

On sait qu’en raison d’une pénurie de papier pendant la guerre, les premiers volumes ne comportaient même pas le texte original, dont ils ont été pourvus dès que les conditions d’édition ou de réédition se sont améliorées. On sait aussi que les fondateurs des Sources Chrétiennes avaient l’idée de faire avec les textes chrétiens un équivalent de la Collection des Universités de France, ou collection « Budé », qui, à l’exception de lettres ou de poésies du corpus patristique, est plutôt dédiée aux textes profanes[2]. On sait encore qu’avec la participation des universitaires et des chercheurs, la qualité des textes critiques a autant que possible été garantie.

Ce que peut-être l’on sait moins, c’est que l’édition d’œuvres chrétiennes, de par la masse souvent considérable de témoins manuscrits et la complexité des traditions textuelles, parfois en plusieurs langues, déborde les possibilités éditoriales que laisse l’ampleur – malheureusement – réduite de la tradition manuscrite pour la plupart des écrits profanes. De plus, les Sources Chrétiennes ne visent pas originellement, ou pas seulement, un public de spécialistes ou d’érudits[3]. En tout état de cause, le format et la nécessité, dans un même volume, de faire tenir à la fois le texte, sa traduction et tout « l’appareil » attendu marquent des limites contraignantes ; en même temps, ils assurent l’efficacité aussi bien éditoriale que scientifique des ouvrages, centrée sur le texte avant tout. La sélection plus drastique des manuscrits, la taille modérée de l’apparat critique, la longueur raisonnable de l’introduction textuelle et des commentaires constituent des choix éditoriaux qui représentent une via media, une « voie moyenne » entre editio critica maior (même s’il y en a aussi dans la collection) et pure commodité éditoriale.

L’édition des Discours de Grégoire de Nazianze, dont le nombre de manuscrits et de versions rivalise presque avec celui de la Bible, en est un bon exemple : alors que l’immense travail d’editio maior de la « version grecque » est en cours au Corpus Christianorum – avec le risque d’apporter peu d’améliorations –, l’édition des Sources, faite sur la base de 10 manuscrits (les éditeurs eux-mêmes ont eu bien du mal à s’y tenir !), reste sûre et bien commode.

Laissant, en somme, les éditions majeures à d’autres collections, les Sources Chrétiennes cultivent donc souvent l’art de l’editio minor, tout en visant à offrir le texte le meilleur et le plus irréprochable à un public un peu plus large, avec d’autres exigences liées à l’introduction, à la traduction, à l’annotation et à tout « l’appareil » éditorial supplémentaire. Ce dernier point n’est pas accessoire. En effet, on n’édite pas un texte de la même façon si on peut et doit l’introduire, le traduire et l’annoter – en somme le rendre le plus lisible possible – ou si l’on doit s’en tenir au seul texte et à des normes parfois très limitatives.

Pour ce qui regarde l’édition critique, certains volumes de la collection sont bien sûr moins réussis, d’autres ont carrément été refaits ou gagneraient à l’être. Il ne faut pas non plus chercher des principes d’édition uniformes ou intangibles, ni une parfaite homogénéité d’un volume à l’autre : la latitude de chaque éditeur reste appréciable, du moins jusqu’à présent, et la personnalité de chaque réviseur dans l’équipe peut aussi jouer. Composant avec chaque cas de figure, la ligne éditoriale se veut avant tout pragmatique. Une via media qui, par la fréquentation des lecteurs et par sa capacité à présenter les textes à la fois dans leur contexte et dans une langue moderne, sait aussi faire la part belle aux inédits.

Quelques inédits

Très tôt, et de façon durable, la collection a bénéficié de la collaboration de « chasseurs » ou de spécialistes des manuscrits comme Antoine Wenger (Jean Chrysostome, Huit catéchèses baptismales, SC 50, 1957), Louis Doutreleau (Didyme, Sur Zacharie, SC 83-85, 1962 ; Sur la Genèse, SC 233 et 244, 1976 et 1978), Michel Aubineau (Homélies pascales, SC 187, 1972) ou Paul Géhin (Évagre le Pontique, Scholies aux Proverbes, SC 340, 1987 ; Scholies à l’Ecclésiaste, SC 397, 1993 ; Chapitres des disciples, SC 514, 2007). On ne peut oublier à ce propos les pages savoureuses des « Petites histoires d’un papyrologue » laissées par Louis Doutreleau[4] ou le récit de la découverte des homélies du Stavronikita 6 par Antoine Wenger[5].

En tout ce sont plus de 20 textes, tous grecs, qui ont été mis au jour, totalisant 2129 pages : aux précédents il convient d’ajouter Le Paradis spirituel de Nicétas Stéthatos (par Marie Chalendard, SC 8, 1945), Deux homélies anoméennes (par Joseph Liébaert, SC 146, 1969), la Chaîne palestinienne sur le psaume 118 (par Marguerite Harl, SC 189, 1972), le Commentaire sur Job de Jean Chrysostome (par Herni Sorlin et Louis Neyrand, SC 346 et 348, 1988), le Commentaire du Cantique de Nil d’Ancyre (par Marie-Gabrielle Guérard, SC 403, 1994), le Livre d’heures du Sinaï (par Sœur Maxime Ajjoub, SC 486, 2004), le Commentaire de la Paraphrase chrétienne du Manuel d’Épictète (par Michel Spanneut, SC 503, 2007), la Théologie et les Autres syllogismes de Nicéphore Blemmydès (par Michel Stavrou, SC 558, 2013), la recension brève de l’homélie pseudochrysostomienne Sur la sainte Pâque (par Nathalie Rambault, SC 561, 2013). Même si d’autres éditions ont pu paraître depuis, ou que des morceaux étaient déjà connus auparavant, il s’agit bien là d’éditions « princeps ».

Découvertes papyrologiques, trouvailles dans des fonds mal explorés, traditions indirectes, textes fragmentaires, corpus byzantins, marginaux ou trop foisonnants : les Pères réservent encore bien des anecdota, dont certains devraient être accueillis au sein de la collection dans les prochaines années.

Quel équilibre et quelle évolution ?

La part des nouvelles éditions peut, plus globalement, être examinée par rapport à l’ensemble des 579 volumes des Sources Chrétiennes qui seront parus avant la fin de l’année 2015. Si l’on élimine les numéros où il n’y a que l’introduction ou le commentaire, ou ceux qui ont été remplacés par un autre – sauf lorsque chacune des deux éditions peut être considérée comme nouvelle –, le nombre de volumes à prendre en compte s’élève à 545.

En identifiant les numéros « sans texte » original (soit 8 syriaques, 4 grecs, 4 araméens, 3 arméniens et 1 éthiopien), les « reprises » de textes dont l’édition critique est parue ailleurs, y compris avec des modifications mineures, les nouvelles éditions et les inédits, on obtient la répartition suivante : 20 volumes sans texte (3,7%), 127 reprises (23,3%), 376 nouvelles éditions (69%) et 22 inédits (4%).

Cumulés, nouvelles éditions et inédits comptent donc pour presque trois quarts de la production « ecdotique » de la collection, toutes périodes confondues. Si l’on calcule l’écart annuel entre le nombre de reprises ou de volumes sans texte et celui d’éditions nouvelles, on obtient le tracé suivant :

Graphique écart annuel entre le nombre de reprises ou de volumes sans texte et celui d’éditions nouvelles

Souvent en dents de scie, l’évolution épouse à peu près la périodisation proposée dans un article précédent[6]. Les « débuts héroïques », jusqu’en 1956, voient s’imposer peu à peu l’exigence de nouvelles éditions en même temps que venaient à terme les premiers projets mis en branle. Jusqu’en 1982, pendant l’ère de « l’essor institutionnel » et de la collaboration systématique du monde académique – à cet égard le rôle de l’Institut de Recherche et d’Histoire des Textes en France est à saluer –, les nouvelles éditions sont la règle. Jusqu’en 2000, la « relève » maintient l’effort, tout en bénéficiant plus régulièrement du texte des autres collections. Avec l’adjonction des textes des Sancti Bernardi Opera (SBO) à partir de 1990 et des Gregorii Nysseni Opera (GNO) à partir de 1996, le phénomène s’amplifie à partir de l’an 2000, avant même l’arrivée d’une « nouvelle génération » dans l’équipe, avec des chiffres très contrastés.

Même si, au gré des contingences liées au temps d’aboutissement de chaque dossier, les reprises n’ont jamais constitué une voie de prédilection, la nécessité de ne pas redoubler un travail qui prend parfois plusieurs décennies, a, de fait, guidé bien des choix en un sens pragmatique. Parmi les collections concernées, on compte 39 textes du Corpus Christianorum (32 de la série latine, 4 de la grecque, 3 de la médiévale), 32 des Griechischen Christlichen Schrifsteller der ersten Jahrhunderte (GCS), 18 des SBO, 6 des GNO, 6 de la Patrologie latine, 3 des Patristiche Texte und Studien, 2 du Corpus Scriptorum Ecclesiasticorum Latinorum (CSEL), 1 des Acta Conciliorum Oecumenicorum (ACO). Le choix de ces reprises, cependant, n’a jamais été irréfléchi et encore moins servile ni systématique : par exemple, au lieu du texte des GNO pour les Titres des Psaumes de Grégoire de Nysse (SC 466, 2002), Jean Reynard a fait œuvre nouvelle, de même qu’Anne-Marie Turcan pour Le manteau de Tertullien (SC 513, 2007), qui était déjà au Corpus Christianorum, Patrick Descourtieux pour Quel riche peut être sauvéde Clément d’Alexandrie (SC 537, 2011), qui était déjà dans les GCS, et Camille Gerzaguet pour La fuite du siècle d’Ambroise (SC 576, 2015), qui était déjà au CSEL. Y a-t-il une collection qui soit parfaitement égale par la qualité de ses éditions ? Et y a-t-il un texte critique qui soit définitif ?

Quant à la répartition selon la langue originale, quel que soit le type d’édition, elle donne globalement l’avantage au latin (51%) sur le grec (45%), sachant qu'il y 278 textes en latin, 247 en grec, 10 en syriaque, 4 en araméen, 1 en éthiopien et 1 en géorgien.

L’avantage du latin est ténu en réalité, au regard de sa plus grande diffusion (ou de la moindre rareté) dans notre culture et du « vivier » de collaborateurs correspondant. Le plus grand nombre d’éditions latines dans les autres collections explique aussi que plus de 31% des textes latins (ou 87 numéros) soient des reprises, contre un peu plus de 16% des grecs (ou 40 numéros). La reproduction ou la composition directe des textes en langues orientales – et ce, dès 1987 pour le syriaque, même si nous ne risquons pas de faire concurrence au Corpus Scriptorum Christianorum Orientalium ! –, permet en outre de ne plus produire de volumes « sans texte » original. La préférence « orientale », souhaitée dès les débuts de la collection pour faire un peu contrepoids à un christianisme romain volontiers « latinocentré », ne se dément donc pas.

Un rôle pionnier et durable dans la formation à « l’ecdotique »

Le plus surprenant est peut-être ce qui, à l’origine, relevait d’une initiative plutôt marginale par rapport à l’activité éditoriale. L’enthousiasme du premier stage d’ecdcotique, qui a eu lieu du 25 au 29 avril 1994[7], s’est au fil des années communiqué à plus de 400 personnes, dont beaucoup ont publié depuis une édition aux Sources Chrétiennes ou ailleurs. Ce faisant, l’équipe a contribué à rendre familier ce mot, « ecdotique », que le P. Doutreleau avait comme exhumé des sables de l’Égypte hellénistique et qui désigne l’art d’éditer un texte, en particulier un texte ancien, en grec ou en latin notamment.

Situé à la charnière de l’enseignement et de la recherche, le stage conjugue travail universitaire et perspective éditoriale. Sans prétendre se suffire à soi-même ni remplacer les cours spécialisés, il se veut complémentaire et sert plutôt de levier pour mettre le pied à l’étrier à de futurs éditeurs ou susciter des vocations, quand ce n’est simplement pour initier « l’honnête homme » désireux de soulever un peu le « voile » des textes imprimés et de connaître « l’envers du décor ». À chaque fois, il s’agit d’assurer un passage à une autre forme de travail, au carrefour de plusieurs disciplines (paléographie, philologie, histoire notamment) et au croisement de diverses compétences (linguistiques, culturelles et techniques).

À ce titre, le stage a longtemps été unique en son genre, en France comme dans d’autres pays, et d’une certaine façon il l’est toujours. Les Sources Chrétiennes, on s’en aperçoit mieux à chacune de ces occasions, ne sont pas – ou pas seulement – une maison d’édition, ni un centre de documentation, ni une école de formation, ni un pur laboratoire de recherche, elles sont aussi une association, un lieu, une équipe, et c’est sans doute ce qui fait son originalité. La participation régulière d’étudiants étrangers – qui est allée, une année, jusqu’aux deux tiers des effectifs – témoigne d’un certain rayonnement et suscite toujours dans l’équipe un émerveillement certain. Les rencontres et les contacts noués créent à chaque fois un climat particulier, propice, certes, à la science, mais aussi à la conscience d’une forme de solidarité appelée à être durable.

Depuis 2011, la participation de Florence Clavaud, de Marjorie Burghart et, désormais, d’Emmanuelle Morlock a ouvert la formation à l’édition numérique, en particulier à l’encodage conforme au standard de la TEI. De la lecture des manuscrits aux balises du langage xml, les Sources Chrétiennes essayent d’offrir, non un enseignement approfondi ni exhaustif, mais une porte d’entrée vers les éditions de demain et vers d’autres conceptions de l’édition critique. Fin 2011, la création du carnet de recherches ecdotique.hypotheses.org et, en 2012, l’adjonction au stage d’une table-ronde, où chaque année sont présentées des éditions en cours par des spécialistes confirmés ou par des doctorants, viennent compléter l’offre du stage lui-même. En 2016, celui-ci est prévu du 29 février au 4 mars, avec la table-ronde le 3 mars et un programme qui évolue d’année en année.

Tout en gardant les usages d’une longue tradition, c’est notre pratique quotidienne de l’édition que nous devons sans cesse renouveler : de l’utilisation de logiciels de PAO (Publication Assistée par Ordinateur) par Monique Furbacco et d’autres depuis d’assez nombreuses années, jusqu’à la prochaine version (en ligne) des directives, mise au point par Yasmine Ech Chael, en passant par le stage d’initiation au logiciel Classical Text Editor assuré chez nous en 2013 par son concepteur, Stefan Hagel, sans parler de la possible refonte de la chaîne éditoriale, préparée par Élysabeth Hue-Gay pour qu’elle épouse nativement et ultimement le format numérique, l’équipe s’efforce de rester ouverte aux possibilités nouvelles. En attendant, nous continuons à taper sur nos claviers, auxquels on n’a pu encore adjoindre la touche « Supprimer les coquilles ».

Guillaume Bady

(Billet publié dans le , Bulletin de l’Association des Amis des « Sources Chrétiennes » 106, 2015, p. 32-38)

[1] A. Bausi et alii, Comparative Oriental Manuscript Studies. An Introduction, Hambourg, 2015, p. 326-327.

[2] Voir É. Fouilloux, La collection « Sources Chrétiennes ». Éditer les Pères de l’Église au XXe siècle, Paris, 20112, notamment p. 69, 93-94.

[3] Voir É. Fouilloux, ibid., p. 96 : « D’emblée se trouve (…) posée, mais pas résolue pour autant, la question cruciale de l’articulation entre lisibilité et rigueur scientifique. Écartée dans un premier temps pour des motifs circonstanciels et apostoliques, la seconde ne tarde pas à refaire surface. Comment éviter les écueils antagonistes, mais pas imaginaires au vu du Cabasilas [SC 4], d’une édition trop peu critique et d’une présentation trop pointue ? ». Aujourd’hui, la place de l’érudition n’est plus tempérée par des « motifs circonstanciels et apostoliques », mais par les seules contraintes du format.

[4] Voir le Bulletin de l’Association des Amis de « Sources Chrétiennes » 84, juin 2001, p. 36-40 ; 85, décembre 2001, p. 26-41 ; http://www.sourceschretiennes.mom.fr/ notice-bio/p-louis-doutreleau-sj

[5] Voir Jean Chrysostome. Huit catéchèses baptismales, SC 50 bis, p. 7-13 ; « Antoine Wenger ou la ‘bombe’ Chrysostome », Bulletin de l’Association des Amis des « Sources Chrétiennes » 100, 2009, p. 22-27.

[6] Voir « Les Sources Chrétiennes en chiffres depuis 1942 », Bulletin de l’Association des Amis des « Sources Chrétiennes » 103, 2012, p. 28-34.

[7] Voir le Bulletin de l’Association des Amis de « Sources Chrétiennes » 70, juin 1994, p. 19.