Titre

Sous le signe de l'heuristique – Mémoires d'un papyrologue (2)

Texte

par Louis Doutreleau

Paru dans le Bulletin n° 85 (Décembre 2001)

Louis Doutreleau, s.j.

« Vous vous rappelez la petite collection de papyrus qui se constituait, sans même que j’y songe, autour de moi. Ces papyrus s’appelaient les uns les autres par une sorte de magnétisme : on aurait dit que, depuis leur dispersion, ils regrettaient de n’être plus ensemble et qu’ils avaient trouvé comme un point de ralliement dans mes propres armoires.

Écoutez cette histoire.

Texte

Je fréquentais volontiers de respectables messieurs qui avaient, en leur vie déjà longue, participé au développement d’Instituts scientifiques. L’un d’eux me dit un jour : “Dans une vieille armoire de notre maison – (elles jouent un grand rôle en papyrologie, les armoires !) – j’ai trouvé des papyrus dont j’ignore l’origine : des rouleaux un peu fracassés et des pages plates, étroites et assez longues. J’ai essayé d’y mettre de l’ordre. Venez voir.”
Je pris un certain temps avant d’aller voir. Mais le jour où il m’ouvrit ses armoires, je reconnus tout de suite des papyrus de Toura. Il les avait bien traités. Mes yeux éblouis contemplaient alors près de 80 pages, de plusieurs écritures, bien lisibles, bien nettes : une redécouverte inattendue ! Je dus me contenter de féliciter leur heureux possesseur, tandis que les papyrus retrouvaient leur armoire.
Deux ans passent. Je le rencontre plusieurs fois, nous n’en parlons plus. Un jour, il vient à ma recherche, un paquet dans les mains. “Tenez ! me dit-il, les voilà !” Je reste interloqué… Il me les tend. “C’est sérieux, je ne veux plus les garder. Ils vous seront utiles, ils sont à vous !” Discussion : il a de graves raisons ! Je comprends que le ciel peut lui tomber sur la tête… Il me convainc. Je prends les papyrus. J’y mets une condition : il viendra les chercher si le ciel devient serein, quand il voudra.
Je me mis au travail, car il y avait des textes qui complétaient les lacunes de ceux dont j’avais commencé la lecture…
Longtemps après, le revoilà, la mine un peu basse. Vous devinez pourquoi… ! Je lui rends les papyrus, sans plus. Il s’excuse. Je me demande ce que deviennent les papyrus ? Il ne m’en a rien dit…
J’ai su plus tard où avait passé la moitié de ce lot. Se tenait alors en Europe un Congrès de Papyrologues : un des membres du Congrès m’aborde, me parle de ce texte, de son grec tardif, des Psaumes qu’il commente… Il l’a déchiffré… Mais il se demande en professeur de grec ce qu’il pourrait en faire. J’ai pu lui donner des éclaircissements. Comme le texte appartenait à un ensemble dont il n’avait pas la disposition, il a renoncé à le publier lui-même.
Et l’autre partie du lot ? Si invraisemblable que cela paraisse, il se retrouva anonymement versé dans les armoires du Musée. Mais il fut – bien plus tard – reconnu et doté alors d’un numéro d’inventaire. Le ciel ne pouvait plus tomber sur la tête du timoré détenteur.

J’apprends un jour discrètement qu’un collectionneur, bien connu des antiquaires sur la place du Caire, détient un lot de papyrus de nature à m’intéresser.
Travaux d’approche pour la rencontre. Les intermédiaires sont favorables. Il est convenu d’une heure où je pourrai me présenter le lendemain. Je me prépare.
Le lendemain, à l’heure du rendez-vous, on me retient… J’apprends que le patriarche de la famille est décédé dans la nuit ! Mes espoirs s’évanouissent. Pourront-ils lui survivre ?
Ils ne sont pas complètement perdus, mais le deuil les a reportés à une date que nul ne peut prévoir. Je n’ignore pas que l’Administration est rigoureuse en ce pays et que les expertises donnent lieu à des écarts qui requièrent toujours une série de contre-expertises, qu’on fait suivre de séances de conciliation qui n’en finissent plus, surtout si l’un des experts multiplie par dix l’estimation de l’autre. Je m’attends à des retards disons pharaoniques. Mon temps de professeur au Caire suffira-t-il pour soulever la lourde dalle administrative qui pèse sur mes espoirs ?
J’enquête toutefois dans l’entourage de la famille. Je me fais connaître. La famille reste favorable, mais les contraintes légales du règlement de l’héritage interdisent de déplacer quoi que ce soit. Attendons !
La grande presse se fait l’écho des discussions d’experts. Il paraît, du moins on le dit dans cette presse, que les experts étrangers ne sont pas qualifiés pour les antiquités égyptiennes. On multiplie les raisons. Ça traîne, ça traîne ! Qu’y a-t-il là-dessous ?
Les jours passent ; les années…Devra-t-on recourir à l’Amérique, qui a, dit-on en politique, le don de concilier les inconciliables ? Quoi qu’il en soit, un jour, dans la cour d’entrée, deux jeunes hommes me demandent. Je ne les connais pas. En souriant, l’un me tend un fort coffret en bois et me dit simplement : “Ils sont là !”, comme si c’était la conclusion d’un long entretien.
Je n’en reviens pas. Ils me disent que les scellés sont levés et que tout est à ma disposition. Tout ? Qu’est-ce à dire ?
Eux-mêmes n’ont pas regardé : le coffret est rempli, tel que les experts ont pu le voir. Il paraît qu’ils ne l’ont pas touché. Je déballe un peu, j’étale ; chaque petit groupe est enveloppé dans du papier pelure, j’essaye de compter ; cela me dépasse. Plus tard, lors de comptes minutieux, je saurai qu’on arrive, en rapprochant les fragments, à 418 pages. Vraiment, la fée des papyrus a présidé à toute l’opération. Je prends à témoin mes deux bienfaiteurs. Ils découvrent les choses en même temps que moi : je leur ferai un relevé détaillé. Ils gardent, bien sûr, la propriété des papyrus, mais ils me laissent celle du texte.
Ce jour-là, dans toute la ville du Caire, auriez-vous trouvé un papyrologue plus heureux ?

Dès lors, le bonheur réside dans le travail. Il se trouve enfermé dans la masse des vieux écrits. Plus ceux-ci sont nombreux et divers, plus difficiles à déchiffrer, plus délicats à rapprocher les uns des autres, fragments par fragments, plus alors apportent-ils de satisfactions dans le dévoilement des secrets qu’ils contiennent. C’est donc avec une certaine gourmandise que je me mets au travail.
Je sors pieusement de la caisse les petits paquets enfermés dans du papier : autant qu’on a pu, on a laissé aux papyrus eux-mêmes la forme qu’ils avaient au sortir de la grotte : bien étalés les uns, mais combien d’autres recroquevillés, roulés, pliés, cassés, ou réduits en fragments disparates ! On comprend que les uns soient des feuilles à plat, mais pourquoi l’enroulement, le sectionnement, l’attache des autres ? On se doute qu’il y a eu, à la mise en dépôt jadis dans la grotte, des choix, des intentions, des réprobations… Peut-être que l’on pourra savoir, par la présence et la teneur des textes, s’il y en eut d’éliminés ? Et si c’est à Origène qu’on en voulait, pourquoi en avoir gardé quand même quelques textes – dont le fameux Dialectos inédit – et avoir sauvegardé un grand nombre de commentaires didymiens sans grande importance ?
Ainsi se pressaient les pensées du papyrologue au cours de la longue inspection des éléments du coffret : travail de micro-heuristique, soulevant une poussière de questions insolubles au départ, mais qui devraient la plupart du temps trouver leur solution dans la suite.
J’ai cependant un travail d’une autre sorte. Si je le manipule, si seulement je le touche sans précaution, mon papyrus se casse, les bords tombent, de minuscules fragments se détachent, de plus gros aussi, …pertes souvent irrémédiables ! Alors, de papyrologue-qui déchiffre je me fais papyrologue qui menuise. O. Guéraud, ancien conservateur au Musée, m’avait averti : “Vous devrez vous faire une caisse qui se ferme. Vous y étalerez, sur une grille qui ne rouille pas et qui surplombera des bacs humides, les papyrus que vous aurez à dérouler.”
Va pour la caisse ! Elle m’a effectivement rendu de grands services. S’il avait fallu me contenter de la méthode des paysans pour humidifier les papyrus, j’aurais acheté des feuilles de chou – elles restent humides plus longtemps ; je les aurais mélangées sans pitié aux papyrus, et j’aurais vendu ces derniers souples comme de l’étoffe.
Mes papyrus ne sont pas à vendre, mais d’où viennent-ils ?
On se souvient des rafles de la police dans les jours qui ont suivi la découverte. Au bout d’un certain temps, elles cessèrent, et les premiers détenteurs purent vendre ce qu’ils avaient réussi à dissimuler. Tel antiquaire reçut d’un collectionneur la charge de se procurer tout ce qu’il y avait sur le marché : ce furent les 418 pages mentionnées plus haut.

De petits moyens m’ont permis de réaliser la caisse d’humidification. Mais une fois dépliés les papyrus, une fois agencés les fragments et réalisé le puzzle de chaque page, où mettre, où garder, où préserver les résultats laborieusement acquis ? Entre des plaques de verre ? on a vu plus haut à quoi cela aboutit... Entre des buvards ? c’est provisoire...
J’ai consulté mes généreux donateurs. J’aurai ce qu’il faudra pour mettre le tout sous cellophane, et même pour photographier les textes qui m’intéressent le plus. J’ai plaisir à dire ici la reconnaissance que je leur dois. Sans cet encouragement, mon fonds de papyrus serait resté muet. De beaux débris qui auraient jonché les armoires une fois de plus, des ossements desséchés comme ceux d’Ézéchiel sans l’esprit qui les fait revivre !
Du fond de l’Allemagne, justement, me parvient un appel au secours. Ils ont là-bas, eux aussi, leurs papyrus de Toura, car tout ce qui a été ramassé parallèlement aux papyrus destinés au Musée n’est pas resté en Égypte. Il y a donc en Allemagne une page étrangement déchiquetée, impossible à lire, puisqu’on lui a enlevé une large surface, comme on enlèverait le fond d’une assiette. Ils me demandent si je n’ai pas, par hasard, ce fond qui serait la seule façon – qu’on m’excuse de l’image ! – de remplir leur assiette. J’ai beau chercher, il n’est pas dans ma caisse.
Mais j’ai vu, un jour, dans mes débuts, lors d’une visite inopinée chez un homme cultivé, un fragment de papyrus qu’il m’a laissé recopier. Pour lui, pour moi, c’était une sorte d’inutilité, comme un amusement. Mais lui, il tenait à la pièce ; il la gardait ; moi, je tenais au texte ; je le mettais en réserve. Et voici qu’aujourd’hui en comparant les deux textes, le fond de l’assiette du Caire s’adaptait parfaitement au bord de celle de Cologne. Heureuse complémentarité !
Ce fut le début d’une collaboration qui alla bien plus loin, puisque Cologne sut admirablement faire honneur au menu dont cette assiette pouvait apparaître comme un symbole ! Je ne dirai pas ici la bonne vingtaine d’ouvrages que l’Institut für Altertumskunde zu Köln a consacrés aux Papyrus de Toura, mais je me dois de remercier le Professeur Reinhold Merkelbach de m’avoir associé avec beaucoup d’honneur à la publication du travail de son équipe sur les textes de Didyme.

Mon bonheur de papyrologue s’étalait, au long des jours, sur les papyrus du coffret, déroulés sans casse grâce à l’humidité. S’accroissait aussi chaque jour la satisfaction de reconstituer des pages entières avec des fragments dispersés. C’est un plaisir de révélation, cette recherche qui fait émerger ligne par ligne et parfois mot par mot, les textes enfouis depuis si longtemps au plus profond de la terre ! Personne ne devrait venir troubler le savant penché sur sa découverte ; il est aux prises avec le passé, et dans cette lutte où rien ne presse, il a besoin du calme qui conditionne l’exactitude de ses prises.
Il était facile de ranger les grandes feuilles ; elles avaient été numérotées autrefois, et leur écriture ainsi que leurs dimensions imposaient de les attribuer à cinq codex différents. Par la numérotation ancienne, il était possible de compter les pages qui manquaient.
Cela valait pour les pages entières. Mais les autres, celles qui ne portaient pas de numéro, c’est-à-dire cet ensemble de fragments qui jonchaient proprement le fond de la corbeille ?
Pour eux, le papyrologue se transforme en restaurateur de mosaïque. Tous les indices sont bons pour rapprocher les morceaux : l’écriture, le sens des mots, lisibles ou mutilés, la forme de la cassure, l’encrage, l’orientation des fibres du papyrus… ; aucun de ces indices ne peut être négligé pour une restauration authentique. Mais le papyrologue doit aussi faire preuve d’intuition ; il lui faut entrer dans l’illumination de son texte, prendre le même esprit que l’auteur dont il dégage les pensées. Il lui faut cerner patiemment les mots découverts pour retrouver, pour deviner, puis implanter les autres, qui se cachent ou qui sont perdus. Il lui faut faire siens le style et les manières de son auteur. En un mot, être tout entier présent à un passé qui joue à cache-cache avec de l’infinitésimal. Regardez notre homme : une légère pince entre les doigts, il place et replace les fragments les uns à côté des autres, forme des mots, juge de l’ensemble, ne s’en satisfait pas, recommence avec d’autres : il restaure. C’est un art. Et cela m’a pris beaucoup de temps.
Et si je vous en parle, si vous comprenez qu’il faut du temps et de la tranquillité d’esprit pour cette remise à la lumière d’un texte ancien, vous comprendrez mieux quel trouble et quelle frayeur balayèrent la tranquillité de mon esprit quand, à cette époque, au Caire, surgirent de tous côtés, en l’espace d’une matinée, des séditieux prêts à ravager loisirs et culture qui n’étaient pas les leurs. Ce fut l’une des plus grandes frayeurs de ma vie. Didyme faillit y perdre sa renaissance. L’Égypte changeait de régime. Dans l’entre-deux, la ville, livrée aux émeutiers, se couvrait d’incendies. Nous étions environnés d’immeubles et de maisons en feu. Nous-mêmes sans protection, nous risquions le pire. Ma préoccupation allait aux papyrus : le coffre-fort où je les avais enfermés n’eût pas tenu longtemps dans un brasier général. Alors, me disais-je, un passé, déjà si miraculeusement préservé, allait-il devenir de la fumée ? Quel poids d’intérêt pouvaient représenter à l’esprit des incendiaires les mini-fragments qui se balançaient au bout de mes petites pinces ? On devine quelles furent mes préoccupations de ce moment.
Heureusement que les événements tournèrent court ! Les émeutiers passèrent à grands cris et grandes menaces. Les papyrus, derrière leurs portes cadenassées, sourds au présent, ne se doutèrent de rien !

J’avais eu en Égypte avec Toura une aire de travail assez vaste. J’y avais ouvert, peut-on dire, quatre chantiers : celui de Didyme au Musée, celui des 80 pages qui fut provisoire, celui du coffret et celui des aubaines imprévisibles.
Au chantier du Musée, après avoir partagé, dans les débuts, la mezzanine photographique avec Jean Scherer, qui s’était donné pour tâche de vider Toura de son contenu origénien, j’étais d’abord seul à régir les textes didymiens. De ces derniers, les uns, on se le rappelle, étaient montés à la photographie, mais les autres dormaient encore dans les armoires, attendant les fées qui devaient les éveiller. Des fées, il y en eut effectivement, dès lors et plus tard, mais saluons-les de loin. Je voudrais seulement, puisqu’il y eut place pour deux dans le premier chantier, dire ma dette envers un compagnon laborieux et avisé qui me fut associé plusieurs années, Jean Aucagne, s.j. ; je lui dois, comme je l’ai dit quelque part, une allègre progression de mon chantier Didyme-Zacharie.
Quant aux autres chantiers, il ne faut retenir que celui du coffret des “418 pages”, qui m’a demandé un soin constant aussi longtemps que je pus y mettre de l’ordre et reconstituer des pages en miettes ; mais il m’a causé, hors d’Égypte plus tard, un souci que je vais dire plus loin.
Pour les commentaires des Psaumes, de la Genèse et de l’Ecclésiaste, qui se partageaient tous trois et le Musée et le coffret, quelques chercheurs avaient obtenu – ce qui était conforme à mes conventions initiales avec les propriétaires – communication de tout ou partie du texte didymien. Ainsi, en partant, je laissais les choses en ordre, je remettais l’intégralité du coffret à ses possesseurs, et je quittais Le Caire, conscient d’avoir donné à la papyrologie beaucoup de passion, d’y avoir acquis beaucoup d’expérience, et d’avoir été utile à plusieurs chercheurs.
Mais puisque l’heuristique en papyrologie m’avait imprégné jusqu’aux fibres, je ne me retenais pas, rentré en Europe, d’aller visiter les “stations” papyrologiques de ma connaissance. Ainsi j’eus la surprise, un jour, de me trouver en présence des “418 pages”, bien groupées, bien rangées, bien en ordre.
Bien rangées, soit ! Mais surprise, et de taille ! il manquait la première page, la page de titre, à l’un des codex.
Toutes les fois que j’eus besoin de me référer à cette page, je butais sur cette absence. Nul ne savait ce que la page était devenue. Restée au Caire ? Impossible. Je me disais que comme il y a des esprits frappeurs, il y a des esprits reteneurs en papyrologie ! C’est en Espagne que l’on sut finalement que s’était envolée notre feuille. Un vent contraire, un jour, l’a fait revenir. Et comme les vents balayent aujourd’hui toute l’Europe, des souffles inattendus ont provoqué, depuis, un nouveau départ. Le codex repose maintenant sous sa page de titre, avec d’autres de ses congénères, loin, bien loin de sa patrie, en Espagne.

Quelques lots de Toura, par mégarde sans doute, ou plutôt sur les instances mal informées de l’antiquaire égyptien, avaient pris le chemin des Papyrus Bodmer. Toura n’était pas de taille à voisiner avec Homère ou avec un saint Jean du 4e siècle. Mais M. Bodmer avait tout de même recueilli les membra disjecta d’un commentaire des Psaumes qui aurait pu faire l’objet d’une publication, et il avait confié la chose à M. V. Martin. Au moment où nous en sommes du récit, le travail, qui a commencé chez M. Bodmer, a changé de main, et il me serait utile d’avoir de bonnes photographies du texte pour assurer les lectures de celui qui doit le publier.
Je servais d’intermédiaire et je savais les difficultés particulières inhérentes à cette opération de photographie : il fallait surmonter la pâleur de l’encrage et déployer des bords encore repliés. Il était toujours à craindre que quelque manipulation imprévue n’endommageât le papyrus. Un photographe ordinaire y répugnait à cause du caractère précieux et fragile du support ancien.
La secrétaire de M. Bodmer, consultée, trouvait que pour la photographie elle aurait à passer beaucoup de temps, d’autant qu’elle avait à cœur de surveiller l’opération contre un larcin possible : — “Mais si, dis-je à M. Bodmer au cours de la conversation, je me chargeais moi-même de la chose ? Je connais un atelier de photographie qui m’a déjà rendu pareil service. Il est loin, mais accessible.” Je ne songeais pas à l’atelier d’Ahmed ! En revanche, je songeais aux précautions dont s’entourait le Musée du Caire pour me laisser – sous surveillance, bien entendu ! – quatre feuilles de papyrus par séance de travail ! Or ici, la confiance de M. Bodmer fut instantanée et totale.
– “Eh bien, Mademoiselle, préparez un paquet pour le Père. Il les emportera.” Sur mes assurances, sans restriction aucune, il me confia d’un coup une cinquantaine de pages de papyrus. Je les emmenai. Sur parole, je devais les rapporter dans les trois mois.
Ils furent photographiés de la manière la plus satisfaisante chez mes amis papyrologues de Cologne. Ils revinrent cependant – une indisposition avait changé la date du retour – au bout de six mois. En leur prêtant mes pensées, je puis dire que conscients du témoignage de générosité et de confiance qu’ils ont silencieusement apporté par leur histoire, ils ont depuis lors dormi sans regret au milieu d’une collection qui a su leur donner une place honorable.

Je devais rendre visite au Directeur Général des Antiquités Égyptiennes. C’était un homme aimable et savant. Il avait été détaché de son office au Musée du Louvre pour tenir ici le rôle de Directeur Général. Il recevait volontiers. Pour ceux qui l’ont connu, pour ses compatriotes, il était aussi le Chanoine Étienne Drioton.
L’époque était aux papyrus gnostiques ; on venait de les découvrir dans une jarre près d’un lieu dit Nag Hammadi. Comme à Toura, c’était une découverte massive : 13 codex, disait-on . A l’époque où je pénétrais dans le bureau du Directeur Général, ils avaient déjà fait parler d’eux. Les paysans qui les avaient trouvés avaient évidemment cherché à les vendre. On en avait vu au Caire, notamment au Musée Copte où on avait fait acquisition de l’un d’eux. Cela, et le bruit fait autour, avait alerté les services de la police des Antiquités. A la suite de nombreuses tractations, celle-ci, opérant en Haute Égypte, finit par réunir et rapatrier l’ensemble des 13 volumes de la jarre, ici même, au bureau du Directeur Général. Ils étaient bien gardés. Il devait en être fait une évaluation préalable pour récompenser par espèces sonnantes le bon vouloir des découvreurs qui les avaient remis au Service des Antiquités.
A mes questions, M. Drioton, sans hésiter, se retourna derrière lui et, d’un geste vif, tira un large rideau. Apparut un grand coffre, en métal autant qu’il me souvienne, au couvercle bombé. Les 13 codex étaient dedans. Le Directeur Général se réjouissait de les savoir tous là. La trouvaille avait été moins dispersée que celle de Toura, et on pouvait penser que les spécialistes allaient bientôt pouvoir en tirer de grandes lumières pour la science.
Il ne savait pas tout, M.le Directeur Général. Plus tard, j’eus les confidences de Tano, de Tano en personne. Je les rapporte comme je les reçus.
Tano, antiquaire bien connu au Caire et très répandu dans le pays, avait, en Haute Égypte, par lui-même et par ses rabatteurs, été très actif au moment de la découverte. Il s’y était impliqué dès le partage, connaissant des débouchés, ayant de l’argent et de discrets moyens de transport... Ce lui fut facile, et juste, pensait-il, de faire ce qu’il fit. Alors, tandis que le Directeur Général se félicitait du regroupement des 13 codex, lui, sans toucher au nombre de 13 reconnu par tous, s’envola vers l’Amérique avec un des codex, et non le moindre, dans ses bagages. Il allait essayer de le vendre. L’Amérique, du premier coup, n’en voulut pas. Il fila au Japon ; au Japon, c’était plus cher, car les Japonais payaient mieux les choses de l’Occident ; il doubla la mise, mais les Japonais furent insensibles. Il revint donc en Amérique : il tripla les enchères. Ne pensez pas que ce fut au risque de revenir bredouille. Il savait que les Américains n’en voudraient pas, mais il avait fait monter les prix, c’était là son astuce… Alors il se tourna vers la Suisse, où pendant qu’il faisait le tour du monde, ses agents avaient travaillé de manière à intéresser l’Institut Jung de Zurich, et c’est en Belgique qu’il négocia à son profit ce qu’on a appelé le Codex Jung.
Tout cela a été dit, mais dans un autre style.On le trouvera notamment dans l’Introduction et les articles que J.M. Robinson a consacrés à The Nag Hammadi library.
Il me reste à dire ce que fit Tano sans que le nombre 13 ait été affecté, autre astuce.
Oh, tout simplement, il divisa en deux – c’était facile sans qu’on le remarque – le codex qui se présentait à côté du sien, qu’il enleva. Il y en avait toujours 13. Avant qu’on en fît l’étude, personne ne se douta de la supercherie.
Il me dit à peu près, c’était sa justification : “Vous comprenez ! pour vivre avec le magasin, je ne peux pas compter sur les scarabées ou les vases trouvés dans les tombes ; les petites pièces ne suffisent pas à me faire vivre. J’ai une famille. Alors, suivant les cas, je choisis une pièce importante et je fais porter tous mes efforts à bien la vendre. Ainsi, peut se maintenir encore la boutique d’antiquités à mon nom ; il y a cent ans que les Tano se sont installés ici, au pied du Shepherd, le grand Hôtel qui a disparu lors de l’incendie de la ville.”
C’est alors, vous vous le rappelez, que mes papyrus de Toura eurent si chaud....
Ajoutons que le “Codex Jung” ne pouvait pas tomber en de meilleures mains qu’à l’Institut de Zurich. De là, grâce aux savants, il a été connu de toute la terre.

Sortons de Toura pour conter ces deux dernières petites histoires, car il y eut en Égypte, au temps de mon séjour, d’autres découvertes.


Une sorte de motte de terre, dans les années 70, circula entre des mains de paysans et l’œil attentif de certains antiquaires. On la prenait pour une “antiquité”. Des brins de paille dépassaient, grossièrement cimentés par de la boue. L’apparence n’allait pas sans mystère. Qui le résoudrait ?
Monsieur François Daumas, alors Directeur de l’Institut Français du Caire, eut l’occasion, il me l’a raconté, de l’examiner. A supposer même que ce pût être un bijou ou un scarabée d’or ou une petite sculpture en ivoire – ou un texte, mais ce n’était guère possible –, rien ne laissait deviner à première vue la nature de l’objet, ni sa valeur. Comment miser sur un tel déchet ? Le Directeur de l’Institut Français aurait été bien aise de pouvoir le faire. Mais comme Directeur, il n’était autorisé à dépenser qu’une modeste somme, dérisoire en regard de ses fonctions, dérisoire en tout cas au regard de la somme qui lui était demandée. Il lui aurait fallu alerter les autorités en haut lieu et, à supposer qu’on prenne sa démarche en considération, attendre de Paris qu’on inscrive la somme au budget de l’année suivante, attendre ensuite qu’elle soit débloquée, puis versée… Comme c’était l’époque du contrôle des changes, autant dire que tout était prévu pour décourager l’initiative, pour voir l’occasion s’envoler, et jurer, mais trop tard, que l’on ne s’y ferait plus prendre.
Les concurrents ne manquaient pas. L’un d’eux, tenace dans son inspection, remarqua une surface sur laquelle il devina, autant qu’il lut, des syllabes de noms propres orientaux. Cela lui suffit pour se risquer à l’acquisition anormalement élevée de ce “paquet de boue”. En l’espace de huit jours, il convint de l’onéreuse transaction, il trouva un mécène, il franchit les barrières du contrôle des changes et il entra en possession de la chose la plus banale et la plus inattendue : un livre, – mais un livre extraordinaire, de la dimension d’un timbre poste (4 cmh sur 3,5 cml), contenant sur près de deux cents pages ce qu’on a appelé sur le moment l’Évangile de Mani, mais pour faire plus juste ensuite le Mani codex de Cologne. Chaque page contient, si elle n’est pas abîmée, 20/24 lignes, et chaque ligne 15/18 lettres. Une cinquantaine de pages sont très abîmées. Mais c’est un livre à la fois volumineux et minuscule, un livre important qui révèle les origines, restées dans l’ombre, de Mani et du manichéisme, un livre que l’on n’attendait guère sur les bords du Nil. L. Koenen, son inventeur, en a donné à Bonn en 1985 une parfaite édition, en même temps qu’une reproduction diplomatique.
Mais avant de clore cette histoire papyrologique et d’en saluer de loin celui qui en a été l’acteur, il convient de dire que ce livre est écrit sur parchemin. “Sur parchemin ?” me direz-vous. Eh oui ! car vous n’ignorez pas que ces petites choses – ces choses qui passent pour petites ! – ont été rangées, disons pour détenir un statut scientifique, dans la catégorie des papyrus.

Rendez-vous dans la banlieue du Caire ! Un endroit, mi brousse mi ville, où je n’avais jamais mis les pieds. Des murs salis entourent une sorte de ferme où caquettent à l’envi poulets et canards. Avec mes compagnons, je m’avance à travers les flaques en choisissant mes pas. La maison est au fond, banale, mais à l’écart des mares boueuses. Le bruit a fait sortir le maître. Un individu dont la figure, parmi les fellahs des alentours, ne se caractérise pas. La barbe, hirsute, pousse en pointe. On craint, on imagine quelque rebuffade. Mais non ! Il fait entrer, met à l’aise comme on fait si bien en Orient – "fadd’al !" – Et puisque, d’entrée de jeu, nous lui disons que nous venons pour les papyrus, il prend un air entendu et disparaît. Le temps d’examiner le divan tout simple où nous nous trouvons, et le voilà de retour. Il tient dans chaque main un foulard noué aux quatre coins, au contenu assez rebondi pour se faire remarquer.
Ouverts sur la table, ces deux paquets libèrent leurs papyrus. Ils libèrent aussi, croyez-moi, l’imagination du papyrologue qui les découvre pour la première fois. Que recèlent tous ces textes qu’on avait précieusement enfouis dans une jarre ? Toutes les suppositions sont possibles ; tout paraît authentique, sans prix pour le moment, sans critère d’appréciation, sans unité, mais s’offrant avec abondance et variété. Ce qui me frappe d’abord, c’est le mélange de papyrus en partie brûlés, ou qui, du moins, paraissent porter des traces de brûlé sur les bords, avec les autres qui ont été épargnés et sont de bonne présentation ; des formats de toutes sortes, petits formats plutôt si je les compare aux larges quaternions de Toura ; des formats carrés, des formats allongés, de dimensions modestes. Mais que contiennent ces textes dont l’encre n’a pas pâli, ces écritures grecques parfois épaisses, d’autres fois élégantes dans leur finesse et leur régularité ? Elles ne seront pas difficiles à lire pour un paléographe.
Je n’ose pas prendre beaucoup de notes. Notre hôte ne dit rien. Il ne faut pas avoir l’air d’être trop intéressé, il renchérirait sa marchandise ! Mais à mes yeux, c’est un véritable trésor qu’il a sorti de sa cachette pour nous.
Je demande à toucher, je le fais avec les précautions que vous pensez. Je soulève une liasse épaisse, serrée, mais déchiquetée sur les bords. M’apparaît alors en dessous, avec la même netteté que les photographies montreront plus tard, le colophon du Dyscolos, c’est-à-dire la formule finale de cette pièce du comique Ménandre. On en connaissait le titre sans connaître le texte. Or le texte se trouvait là, intégral, dans une mise en page soignée qui mettait en vedette le nom des personnages et l’intervention du chœur. Il n’y avait pas à s’y tromper ; je soulevais les pages, je lisais les noms, l’ombre de Molière planait sur la découverte. Discrètement, je le notais sur mon papier, mais un regard réprobateur de notre hôte dissuadait de trop écrire.
Il y avait le reste, tout le reste trop abondant et divers pour me retenir dans les détails – trop en tout cas pour tout inscrire sous les yeux de notre hôte –, mais en écartant les catégories les unes des autres, je tombais en arrêt sur une dizaine de feuilles pliées en deux – ce qui fait une quarantaine de pages – formant ensemble un carnet retenu en ordre par la pliure du milieu. C’était de l’Évangile. Malheureusement mutilé. Par ses premières pages, il témoignait de la fin de Saint Luc et, par les autres, des premiers chapitres de Saint Jean. Plus tard, il sera reconnu que j’avais affaire à une des séquences d’évangile les plus longues parmi les plus anciennes, celles de la fin du 2e /début du 3e siècle. Pièce rare. Les experts, les exégètes, la reconnaîtront sous le sigle de P75 dans les éditions critiques du N.T.
Tout ne m’apparut pas dès le début avec cette netteté, mais je savais que j’étais tombé, dans ce fourre-tout d’un paysan sans lettres, sur d’importants témoignages de culture humaine et religieuse. Le cœur, dans ce cas, trahit l’émotion sans le vouloir. Avec un peu de fébrilité, j’essayais de dégager les autres pièces du tas ; aucune ne rivalisait d’importance avec les premières. J’eus quelques mots alors, sur un ton calme, pour dire à mes compagnons la bonne impression – il fallait être modeste – que je retirais de cet ensemble passablement hétéroclite. Elle ne pouvait pas être meilleure, ils l’avaient compris.
Et déjà, ils avaient entamé les discussions d’argent. Ce n’était pas mon affaire. J’ai su qu’ils n’étaient pas les premiers à marchander. Notre homme tenait à ses conditions : il devait marier sa fille sous peu – on sait quelle dépenses un mariage entraîne en Égypte ! –, il voulait une forte somme en argent suisse et il déclarait que le premier à lui remettre l’argent serait celui qui obtiendrait les papyrus.
Le reste se fit sans moi. On peut lire aujourd’hui le Dyscolos dans la Collection des Universités de France et l’on trouve les variantes du texte de Luc et de Jean dans les éditions critiques du Nouveau Testament.


Adieu, lecteur. Le mot d’ “heuristique” ne t’a pas effarouché. Tant mieux ! Au niveau le plus simple de la recherche, il se décline en “petites histoires”. Le papyrologue d’occasion que j’ai été a pensé partager les joies de son métier en en contant quelques-unes, sans les priver du sel qui en avait, au jour le jour, relevé la saveur. Veuillent ceux qui ne sauraient en sourire ne pas lui en tenir rigueur ! »