Sous le signe de l'heuristique – Mémoires d'un papyrologue (1)
par Louis Doutreleau
Paru dans le Bulletin n° 84 (Juin 2001)
Il y avait une fois… une caverne : « Toura », près du Caire.
On voulut en faire un dépôt de munitions (1941) : on rencontra un dépôt de papyrus.
Les papyrus (2000 pages) volèrent en éclats
La police les ramassa.
Le Musée les assembla.
Les marchands grappillèrent le reste ; un tiers : une vraie vendange !Tout cela a été raconté. En larges touches. Lire en particulier : Octave Guéraud, « Note préliminaire sur les papyrus d’Origène découverts à Toura », Revue de l’Histoire des Religions 131 (1946), p. 85-108.
Il y avait aussi d’autres cavernes en Égypte. Il y avait d’autres dépôts. Il y eut d’autres façons de recueillir les papyrus. On l’a aussi raconté. Lire en particulier : James M. Robinson, « The Discovering and Marketing of Coptic Manuscripts. The Nag Hamadi Codices and the Bodmer Papyri in Sundries in Honour of Torgny Saeve-Soederbergh » Boreas 13 (1984), p. 97-114.
Mais ce qui n’a pas été dit, ce sont les aventures pittoresques et inattendues d’un papyrologue en quête de textes à publier. Il rencontre plus que ce qu’il cherche. Qu’on me permette de raconter ici les petites histoires personnelles qui ont émaillé mes occupations de papyrologue quand j’étais en Égypte. J’enseignais. J’avais des années devant moi. Les histoires se sont multipliées.
Tous les matins, après les classes, je filais au Musée. On finissait par me connaître, mais depuis le départ des anciens conservateurs l’atmosphère n’était plus la même. L’esprit de suspicion l’emportait en toute démarche. Aussi était-ce sous protection renforcée que j’avais accès aux papyrus. Je me présentais au bureau des entrées. A partir de là, les rites habituels vont se développer : « Je suis le Père Doutreleau, je viens pour les papyrus. » Le préposé me regarde, me toise – j’ai une serviette à la main, je l’ouvre ou fais mine de l’ouvrir –, il dit, et c’est comme un mot d’ordre qui éveille les scribes du bureau, il dit : âdèr (c’est le mot d’acceptation, très employé, « Ah ! bon ! d’accord »). J’ai la route ouverte devant moi. Quelqu’un se lève, s’éclipse un moment, et je vois revenir des gardiens du musée qui me prennent en charge. Ils sont quatre, arba en arabe. Le préposé leur donne la consigne qui me concerne : « arba ». On mettra à ma disposition quatre feuilles de papyrus, « arba », quatre de ces sous-verre embarrassants que je ne risque pas de mettre dans ma serviette. Nous partons vers le fond du musée où se trouvent les armoires, comme en procession, deux devant, deux derrière, et je les entends répéter, pour ne pas l’oublier, le sésame qui doit tout nous ouvrir : « arba ». – A la porte de la salle aux armoires, qui ne s’ouvre qu’avec des clés possédées par un autre gardien, il se fait comme une passation de pouvoir où j’entends le mot qui domine, « arba » : je puis donc m’avancer. Un nouveau gardien répète, à l’ouverture des armoires, le fameux sésame. On tire les caisses : je touche, je prends, je laisse, bref je choisis, et je prononce de mon côté, en désignant mes quatre feuilles, arba. Le compte est bon. Chacun reprend « arba » et le cortège, qui laisse là deux gardiens, se dirige vers une autre salle où j’aurai le droit de travailler. Nouveau sésame répété à l’ouverture de la salle. Je m’installe, je puis travailler. Au retour, tout se fera dans l’ordre inverse.
A la longue, le rituel, pour le musée, parut pesant. On pensa donc à une autre formule. J’avais demandé que l’on photographie, parmi les papyrus de Didyme, ceux du Commentaire sur Zacharie, dont il y avait près de deux cents pages au musée. Cette photographie était toujours en instance, on me disait d’un ton assuré : « boukra », c’est à dire « demain », et demain, par définition, chacun sait que c’est toujours le jour suivant. J’attendais avec quelque illusion le lendemain définitif qui devait me les procurer, quand on me dit qu’on allait me confier à la garde du photographe. Je travaillerais sous son regard comme il travaillerait sous le mien. « D’accord, âdèr ! »
L’atelier de photographie se situait tout près du bureau d’entrée, en mezzanine ; il y avait place pour un ou deux travailleurs de mon espèce, c’était une bonne solution. Mais il fallait avoir les papyrus à disposition. On résolut de les transporter. Je vois le chariot où l’on entassa les lourds sous-verre : il vibrait sur ses petites roues à la moindre dénivellation du sol, le gardien tirait impavidement, je retenais les sous-verre qui glissaient… ; bref on arrive à la photographie, on décharge. Et je vois les mines s’allonger : malgré les précautions, on ramassait des morceaux de verre et des papyrus : il fallut trier. Le mal n’était pourtant pas si grand : les papyrus étaient restés intacts sous le verre brisé, c’était l’important. Des verres disparurent, de grands buvards les remplacèrent, tout fut remis en ordre, je pus travailler en papyrologue à la photographie.
Le séjour à la photographie est agrémenté de quelques épisodes qu’il faut raconter avec l’humour qui régnait à la mezzanine. J’appellerai le photographe, pour la circonstance, Ahmed. Nous avions facilement lié connaissance. Il était d’humeur enjouée, parleur infatigable, interpellant les gens du haut du balcon, aimant à faire admirer son travail. Il me fournissait les papyrus au-delà du compte sacré d’arba. Ainsi, mon travail était plus aisé à son étage. Mais c’était un fervent du « boukra », et j’attendais mes photos avec impatience. Souvent, en me montrant une de ses réalisations de la veille, qui lui avait pris – et c’était un de mes étonnements – toute la matinée, ouvrant les mains en l’air, il me répondait qu’il avait beaucoup de travail, qu’il n’avait qu’un seul appareil, et que celui-ci était toujours occupé aux besoins du musée. Je lui dis un jour : « Ahmed, si j’apporte un appareil, il y en aura deux, et tu pourras travailler pour moi avec le mien. » Réponse : « âdèr. » Ça avait passé comme une lettre à la poste. Mon appareil étant là, je passais plusieurs semaines à vivre de boukras répétés, jusqu’au jour où le miracle s’accomplit et où, d’un coup, il me fut dit que les photos – il y en avait 200 – étaient faites. C’étaient des négatifs sur verre, ils étaient réussis et Ahmed en était fier. Je lui dis : « Et les positifs ? Quand ? » – Bien sûr, la réponse était toute prête : « boukra. » Ce boukra finit par durer presqu’autant que l’autre. « Écoute, Ahmed, tu pourrais me confier les négatifs, et puisque tu as beaucoup de travail, je les ferai tirer en ville, où je connais de bons photographes. » Miracle, l’impensable réponse jaillit : « âdèr. » Je pus sans encombre emporter les négatifs, faire tirer les photos, et restituer sous de bons délais les 200 négatifs à l’atelier d’Ahmed.
Ce n’est pas tout. Je voulais retrouver mon appareil. Avec Ahmed, ce fut facile. Il me le remit accompagné de souhaits aimables ; il s’en était bien servi. Je m’apprête à descendre de la mezzanine avec mon appareil. Un gardien m’arrête : « Rien ne doit sortir du Musée ! » — « Mais cet appareil est à moi : n’est-ce pas, Ahmed ? » Il n’y avait rien à faire. Au bureau d’en bas, on me fait la même scène. Défense de sortir ! J’en appelle au Directeur du Musée. La réponse est instantanée : « Il n’y en a pas ! » « Il n’y en a pas ? qu’est-ce que c’est, cette comédie ? » Il y a de quoi se fâcher. On m’explique alors qu’on vient de changer le Directeur et que le nouveau n’est pas encore nommé. — « Quand sera-t-il nommé ? » Ils ne peuvent pas savoir. Ah ! je comprends, boukra peut-être ! « Ne puis-je pas emporter mon appareil ? » — « Rien ne doit sortir. C’est la loi ! » Je patienterai plusieurs semaines avant que le nouveau Directeur soit en place. Je le connaissais, et je puis vous dire que je préférais être dans son bureau plutôt qu’au bout du fil, quand fut reçu, avec l’intonation que vous devinez, l’ordre d’avoir à me rendre immédiatement l’appareil.
En vivant au Caire, où convergent toutes les nouveautés archéologiques du pays, toutes les nouvelles vraies qui les concernent, mais aussi les fausses qui naissent à leur propos, également en fréquentant les antiquaires et les quelques personnes savantes qui se piquent d’être au courant des nouveautés, on arrive à connaître et, mieux, à être connu. On sait que je poursuis l’édition d’un papyrus de Toura : je reçois donc, à l’occasion, des avis plus ou moins confidentiels qui me signalent l’existence d’une page ou de quelque texte qui pourrait m’être utile. La confidence peut ne pas mener bien loin : les gens empressés ne sont pas toujours les mieux informés. Mais il y a des avis qui me mettent sur la piste de grosses pièces que je n’imaginais pas. Nous en parlerons la prochaine fois : l’éditeur de ce bulletin consent à me laisser encore une petite place, juste de quoi vous conter la récupération d’un cahier.
C'était le départ. Il regagnait l’Angleterre où le service le rappelait. Il avait été, lui ou un de ses collègues, de surveillance à la grotte de Toura le jour où les papyrus prirent leur essor. Il lui avait été facile d’accepter un mince cahier que le chef de l’équipe, le raïs, lui tendait, en échange, il le comprenait bien, de son silence. Il avait gardé jusqu’à présent le papyrus et le silence. Mais il fallait partir. Le trésor papyrologique pouvait se négocier plus facilement et plus discrètement en Égypte qu’en Angleterre. Il avait donc chargé une de ses connaissances, qui était aussi une des miennes, de la négociation. Cette dernière fut délicate. L’intermédiaire prit du temps pour pencher de mon côté. Finalement le dieu des papyrus pesa en ma faveur. Les trois-quarts des exigences du vendeur cédèrent quand il eut reconnu que j’avais tant de papyrus au Musée qu’un peu plus un peu moins n’ajoutait ou ne retranchait pas grand chose à l’utilité que les siens pouvaient apporter. Ce qu’il finit par demander était à ma portée. J’enrichis ainsi d’un cahier de seize pages la petite collection de papyrus qui se constituait d’elle-même – provisoirement – autour de moi. Et je me rappelais que la rumeur avait couru, lors de la découverte de Toura, que des militaires avisés « avaient rempli leurs poches » de documents précieux. C’était difficile à prouver et insoutenable dans les proportions qu’on laissait entendre. Mais au soir de cette négociation, je pensais avoir découvert un authentique petit filet de la source qui était devenue une si grande rumeur. Le cahier – on dit en papyrologie : le quaternion –, est resté longtemps en Égypte, il a fait corps avec le reste d’un Commentaire sur les Psaumes, et il a été publié. Puis, il a pris une autre route, je l’ai perdu de vue. Quelque collection a dû lui offrir une hospitalité digne de lui.
(à suivre)