Nom

Michel Lestienne

Date de naissance et de mort
1932 – 2 avril 2013
Texte

Discours de Jean-Noël Guinot lors de ses funérailles

Michel Lestienne

C’est au nom de l’Institut des Sources Chrétiennes, des membres de l’équipe qui vous ont connu et avec lesquels vous avez travaillé pendant près de 15 ans, qu’il m’a été demandé, cher Michel Lestienne, de retracer brièvement votre activité scientifique. Comment le faire, sans évoquer dans le même temps l’homme, le collaborateur et l’ami, même s’il faut d’abord donner des dates et faire référence à vos travaux scientifiques ? Le plus simple, au moins en apparence, est de commencer par le commencement, car vous savez mieux que personne la difficulté qu’il y a à traduire et à interpréter le premier mot de la Genèse, le Ber’shit de l’hébreu ou le Ἐν ἀρχῇ du grec ! D’autant que nous sommes tous appelés à aller « de commencement en commencement».

Pour vous et pour nous, il y eut ce commencement où, en mai 1984, vous avez rejoint l’Institut des Sources Chrétiennes, à l’initiative, heureuse, prise par le Père Dominique Bertrand d’aller chercher dans le petit village drômois de Bésayes un bibliste et un exégète, dont il savait qu’il pourrait utilement mettre ses compétences en grec et en latin au service des Pères, même si ses recherches antérieures avaient d’abord fait de lui un hébraïsant et un exégète de l’Ancien Testament. Vous aviez, en effet, soutenu en 1978 une thèse de doctorat consacrée à l’Histoire littéraire des chapitres 24 et 32 de L’Exode, relatifs l’un à la remise des tables de la Loi à Moïse et à l’alliance conclue avec Israël, l’autre à l’épisode du Veau d’or et à l’apostasie d’Israël. Deux ans auparavant (1976), vous aviez publié un petit ouvrage, ensuite réimprimé, destiné à un public plus large, désireux de savoir Comment la Bible a été écrite – c’est son titre –, qui présente avec clarté une histoire de la rédaction des textes de l’AT et répond aux questions que se pose d’ordinaire tout nouveau lecteur de ces textes : l’intention de leurs auteurs, la confiance à leur accorder, ce qu’ils ont à nous dire aujourd’hui.

Recruté pour deux ans sur un poste de contractuel au CNRS, de 1984 à 1986, puis à temps partiel par l’Association des Amis de Sources Chrétiennes – nous tenions à vous –, vous vous êtes aussitôt révélé un collaborateur précieux et efficace. Après vous être rapidement familiarisé avec la Collection et les diverses étapes de la révision, à la fois scientifique et matérielle, des manuscrits remis à SC en vue de leur publication, vous êtes immédiatement passé aux « travaux pratiques », en prenant en charge la révision d’un manuscrit. A votre connaissance du grec et du latin, indispensable pour une équipe scientifique dont la mission première est d’éditer les textes des auteurs chrétiens des premiers siècles – les « Pères de l’Église » –, s’ajoutaient chez vous les qualités d’un esprit méthodique et précis, que votre formation initiale aux « sciences dures » a contribué à développer. Elles vous permettaient de juger rapidement de la qualité du manuscrit qui vous était confié, qu’il s’agisse de l’apparat critique et de la traduction, des notes ou des références bibliographiques et scripturaires. Je me souviens que vous commenciez toujours par lire la traduction française, en notant ce qui vous paraissait étrange ou peu clair de manière à opérer ensuite sur ces différents points les vérifications nécessaires, en vous reportant au texte original, et à apprécier ainsi le degré de confiance à accorder à l’éditeur du texte. Vous n’hésitiez jamais, non plus, à solliciter l’avis d’un membre de l’équipe pour un problème de traduction ou de rédaction dans un apparat critique.

Votre recrutement par concours au CNRS, en 1990, sur un poste d’Ingénieur de recherche, permit alors votre emploi à temps plein, et vous vous êtes installé à Lyon. Dès lors et jusqu’à votre retraite, la contribution que vous avez apportée aux différentes activités de l’équipe est remarquable. D’abord, par le nombre des manuscrits que vous avez révisés, très profondément parfois, et suivis jusqu’à la publication. Il serait trop long d’en dresser ici la liste, mais bon an mal an, la collection « Sources Chrétiennes » s’est chaque année enrichie, grâce à votre travail, de deux volumes, car vous teniez habituellement « deux fers au feu ».

Je n’oublie pas, Michel, nos longues séances du jeudi après-midi, une année durant, passées à réviser la traduction de la Vie d’Antoine d’Athanase (SC 400 : 1994), travail d’un éminent collaborateur néerlandais, hélas non francophone natif, pour un volume destiné à devenir le numéro 400 de  la Collection. Ce travail mené en commun, même si vous en assuriez, en amont et en aval de chaque séance, la plus grande part, fut riche aussi de moments d’amitié partagée.

Parfois la révision scientifique à laquelle vous étiez obligé de procéder allait si loin qu’il était naturel que votre nom figurât sur la page de titre du volume. Ainsi la traduction française des Écrits de Pacien de Barcelone (SC 410 : 1995) a-t-elle été pratiquement refaite par vos soins. De même vous avez révisé en profondeur la traduction du Commentaire sur le Cantique de Théodoret de Cyr, un volume qui attend pour paraître l’établissement du texte critique, une nouvelle introduction et la révision de l’annotation.

Outre cette activité directement liée à l’édition des textes patristiques, vous avez assuré, pendant de longues années et au-delà de votre départ  en retraite, un séminaire d’initiation à l’hébreu biblique, dont beaucoup, y compris des membres extérieurs à notre équipe, ont profité. Vous retrouviez là le domaine de vos premières recherches qui s’enrichissaient de la lecture faite de la Bible par les Pères. Vous saviez conduire les débutants, dont j’ai fait partie, avec bienveillance et humour, sachant les aider à franchir les difficultés et leur ouvrir par vos commentaires l’intelligence du texte, au-delà même du seul apprentissage de la langue. Je vous revois encore passant de la Bible hébraïque, à la Bible grecque des Septante, à la Vulgate de Jérôme, à la traduction de Dhorme ou celle de Chouraqui, et feuilleter pour quelques mots d’un verset toute une bibliothèque !

Votre connaissance de l’hébreu et des langues anciennes n’échappa pas aux responsables de la traduction en français de la Bible grecque des Septante, et de sa réception par les Pères, dans la collection « La Bible d’Alexandrie ». Ce fut pour vous le commencement d’une autre grande entreprise, conduite en marge de « Sources Chrétiennes », qui devait aboutir, en 1997, à la publication d’un gros volume, où l’annotation tient plus de place que le texte : la traduction, avec la collaboration de Bernard Grillet, du Premier livre des Règnes – en hébreu, le Premier livre de Samuel. Je me souviens des grands cahiers où, méthodiquement, vous notiez les différentes versions de ce texte – l’original hébreu, la version des Septante, la version latine de Jérôme, sans oublier l’araméen et les versions grecques d’autres traducteurs, tel un lointain émule du travail d’Origène sur la Bible grecque ! En rédigeant ce savant volume, je suis certain que vous avez pensé un jour tout spécialement à votre fille Aude, quand vous avez joliment intitulé un chapitre de l’introduction, qui atteste de votre goût pour les realia, « L’orchestre du premier livre des Règnes », car la flûte y a sa place !

L’achèvement de ce volume pour « La Bible d’Alexandrie» devint à son tour le début d’une autre recherche, menée elle aussi en étroite collabo- ration pour la traduction du texte grec avec Bernard Grillet : la préparation pour « Sources Chrétiennes » d’une édition des Questions sur les Règnes et les Paralipomènes de Théodoret. Vous l’avez équipée d’une annotation abondante, mais la maladie vous a empêché d’en rédiger l’introduction – je me suis engagé à le faire à votre place, sans doute autrement que vous ne l’aviez pensé –, mais il nous faut attendre le texte grec que prépare un collaborateur américain pour achever cette édition.

Le sérieux de la recherche ne vous empêchait nullement d’être au sein de l’équipe, dont vous aimiez partager la vie et les activités, quelqu’un qui savait puiser, au bon moment, dans sa mémoire, des histoires et des bons mots capables d’égayer des moments d’échanges conviviaux – il y avait alors à SC, au 29 de la rue du Plat, le rituel du goûter, auquel vous étiez très fidèle – pour nous distraire de ce que nos travaux avaient souvent d’austère ou seulement pour nous éviter de nous prendre trop au sérieux ! (…)

Comment résumer mieux, Michel, votre vie de chercheur et celle plus secrète de l’homme que vous avez été parmi nous autrement qu’avec ces mots de Grégoire de Nysse : « La fin d’une découverte devient le commencement de la découverte de biens plus hauts pour ceux qui s’y élèvent. Et celui qui s’y élève ne s’arrête jamais d’aller de commencement en commencement, et le commencement de biens plus grands n’a jamais de fin. »

Jean-Noël Guinot