• SC 595

    Jean Chrysostome

    Panégyriques des martyrs, tome I

    juin 2018

    Introduction, texte critique, traduction et notes par Nathalie Rambault, avec la collaboration de Pauline Allen.

    Ouvrage publié avec le concours de l'Œuvre d'Orient.
    Révision assurée par Guillaume Bady.
    ISBN : 9782204126472
    372 pages

    Le spectacle du martyre devient le lieu de la grâce : quand « Bouche d'Or » fait parler des voix qui n'ont plus de bouche.

    Présentation

    Les cinq éloges de martyrs réunis dans le présent volume ont été prononcés par Jean Chrysostome (v. 349-407) à Antioche entre 386 et 397. Comme les deux textes consacrés au martyr Babylas (publiés en SC 362), ils portent témoignage du rôle exceptionnel joué par la métropole syrienne dans le développement et la diffusion du culte des martyrs au IVe siècle. Antioche possédait en effet de très nombreux martyria et accueillait des martyrs venus d’ailleurs, tels Romain, Julien, Barlaam et des martyrs égyptiens.
    Ces panégyriques, présentés ici avec une nouvelle édition critique, sont à situer dans leur contexte liturgique, mais aussi historique : ainsi, l’homélie Sur Juventin et Maximin témoigne de l’opposition des chrétiens, en 362-363, à la réforme religieuse de l’empereur Julien. Tout en prônant un complet renversement des valeurs terrestres au profit des célestes, le prédicateur n’hésite pas à esquisser un tableau très cru des souffrances subies pour en tirer de saisissants effets de contraste et des motifs de louange. Ces morceaux d’éloquence illustrent bien, de fait, la manière dont les auteurs chrétiens ont repris à leur compte le genre codifié de l’éloge civique pour célébrer leurs propres héros et protecteurs.

    Nathalie Rambault, Docteur ès Lettres, est l’auteur d’une thèse de doctorat, soutenue en décembre 1999 à l’Université de Limoges. Elle a édité plusieurs textes de Jean Chrysostome et de Sévérien de Gabala, dont deux volumes chrysostomiens (Homélies sur la Résurrection, l’Ascension et la Pentecôte, SC 561 et 562).
    Pauline Allen, Fellow of the Australian Academy of Humanities et Fellow of the British Academy, est Professeur à l’Australian Catholic University de Brisbane et directrice du Centre for Early Christian Studies. Elle a publié de nombreux ouvrages et articles sur des auteurs chrétiens du IVe au VIIe siècle, notamment Jean Chrysostome, Sévère d’Antioche et Maxime le Confesseur.

    Le mot des Sources Chrétiennes

    Jean Chrysostome est l’auteur de plus de dix Panégyriques de martyrs, qui devraient occuper au moins deux tomes dans la collection Sources Chrétiennes (le second tome devrait notamment comporter les éloges de femmes martyres).
    Dans ce tome sont réunies cinq homélies sur des martyrs du IVe siècle révérés à Antioche : Juventin et Maximin, saint Romain, saint Julien, saint Barlaam, ainsi que des martyrs égyptiens.
    Ces modèles d’éloquence sacrée, dont il n’y avait pas de traduction moderne en français depuis le XIXe siècle, trouvent ici une édition critique solide, appuyée sur un examen approfondi de la riche tradition manuscrite, ainsi qu’une traduction nouvelle et annotée, propre à les mettre en lumière. L’introduction permet notamment de les situer d’un point de vue liturgique, mais aussi historique : par exemple, l’opposition de Juventin et Maximin, en 362-363, à la politique religieuse de l’empereur Julien.
    Ces sermons constituent, de fait, un témoignage important du développement du culte des saints : l’Antiochien parle même, à propos des reliques de martyrs égyptiens se répandant à l’étranger, de « production » et d’« exportation » de marchandises comparable à celle du blé de ce pays ! Dans une Église trouvant ses fondations dans le sang des martyrs, ils prônent une spiritualité mêlant le terrestre et le céleste : par une apologétique paradoxale, la crudité des souffrances physiques manifeste pour Jean Bouche d’or la gloire du monde invisible. Ainsi dans l’Éloge de Julien (Julien le martyr, pas l’empereur !) :

    « Et de même que les cieux racontent la gloire de Dieu (Ps 18, 2) sans émettre un son, mais en amenant le spectateur, par l’éclat de leur vue, à admirer le Créateur, de même ce martyr racontait aussi la gloire de Dieu : lui-même était un ciel, beaucoup plus resplendissant que ce ciel visible ; car les chœurs des étoiles ne donnent pas autant d’éclat au ciel que n’en ont donné au corps du martyr les humeurs s’écoulant de ses blessures » (p. 263).

    Ce motif apologétique prend une expression assez classique, par exemple dans l’Éloge de Juventin et Maximin (p. 185-187) :

    « De même que les plantes poussent naturellement lorsqu’on les arrose, de même notre foi s’épanouit davantage lorsqu’on lui fait la guerre et se multiplie lorsqu’on la malmène ; et les eaux qui arrosent d’ordinaire les jardins ne les rendent pas aussi florissants que les Églises naturellement irriguées par le sang des martyrs. »

    De même, un peu plus loin, ce paradoxe : « la prison devenait désormais une église » (p. 197).

    Un goût surprenant pour ce qu’on pourrait qualifier de baroque, sinon de fantastique ou de gothique, éclate aussi de manière répétée. Ainsi, encore un peu plus loin (p. 205), Chrysostome écrit que l’empereur « ordonne finalement de les emmener (c’est-à-dire Juventin et Maximin) au milieu de la nuit sur le lieu de l’exécution. Et c’est au milieu des ténèbres que ces astres étaient emmenés et décapités. Et désormais leurs têtes étaient encore plus effrayantes pour le diable que lorsqu’elles avaient une voix. Quand elle parlait, la tête de Jean n’était pas aussi effrayante que quand elle gisait sans voix sur un plat. En effet, le sang des saints possède aussi une voix que les oreilles ne peuvent entendre, mais que la conscience des meurtriers perçoit. » Loin d’adoucir ou de cacher l’horreur de l’image, le prédicateur la reprend pour la mettre à profit (p. 209-211) :

    « Alors, venons vers eux continuellement, touchons leur cercueil et embrassons leurs reliques avec foi, afin d’en tirer quelque bénédiction. En effet, de même que les soldats, après avoir montré les blessures qu’ils ont reçues dans les guerres, parlent avec assurance au souverain, ces martyrs eux aussi, brandissant entre leurs mains leur tête coupée et la lui présentant, ont le pouvoir d’obtenir facilement tout ce qu’ils veulent du Souverain des cieux. »

    Un jeu semblable s’opère dans l’Éloge de Romain. Plus rusé qu’Hérode qui coupa la tête de Jean, le diable coupa la langue du martyr ; or celle-ci fit entendre « une sorte de voix divine et spirituelle, au-delà de notre nature », dont l’effet fut encore plus grand sur ceux qui l’entendirent (p. 237). Et l’Antiochien de surenchérir : « Qu’il serait prodigieux de voir un arbre sans racine et un fleuve sans source, de même une voix sans langue ! Où sont maintenant ceux qui ne croient pas en la résurrection des corps ? » Pour lui d’ailleurs, le miracle est supérieur à la résurrection – ou encore à celui du bâton d’Aaron –, et la comparaison entre les instruments de musique et cette « flûte spirituelle » est un prétexte pour démontrer, ultimement, la puissance divine (p. 239-241) :

     Prenons encore le cas d’une cithare : si l’on jette seulement le plectre, l’artiste ne peut rien faire, son art devient inutile et vain son instrument. Ici en revanche il ne se passe rien de tel, mais tout le contraire : la cithare, en effet, c’était la bouche, le plectre, c’était la langue, l’artiste, c’était l’âme, et l’art, c’était la confession de foi ; et pourtant, même si le plectre a été ôté – je veux parler de la langue –, ni l’artiste, ni l’art, ni l’instrument ne sont devenus inutiles, mais ils montraient tous leur puissance propre. Qui a accompli cette merveille ? »

    Dans l’Éloge de Barlaam, cette fois-ci c’est la main, résistant aux braises comme un autre buisson ardent, qui est avec force détails mise sous les yeux de l’assemblée : « Les charbons avaient troué la main par le milieu et tombaient sur le sol, mais le courage de l’âme ne retombait pas. » Comment ne pas imaginer l’orateur tendre lui-même le bras, comme dans le célèbre tableau de Jean-Paul Laurens le représentant devant Eudoxie ? Le martyr, lui, est bel et bien loué comme un nouvel héros épique (p. 317) :

    « De même qu’un vaillant soldat lancé à l’assaut des ennemis, après avoir décimé la phalange des adversaires et brisé son glaive à force de donner et de recevoir des coups, se retourne ensuite pour en chercher un autre, parce qu’il n’est pas encore rassasié du massacre des ennemis, de même en vérité, l’âme du bienheureux Barlaam, alors qu’elle avait détruit sa main en décimant les phalanges des démons, cherchait une autre main droite pour démontrer avec elle encore son empressement. »

    C’est aussi dans ce prêche que s’exprime le plus nettement la visée principale du pasteur, développant le thème du martyre quotidien (p. 295-297) :

    « Que celui qui voudrait proclamer les louanges des martyrs imite les martyrs ! (…) — Et comment, va-t‑on me dire, est-il possible d’imiter les martyrs puisque ce n’est plus un temps de persécution ? Oui, je le sais bien moi aussi. Ce n’est pas un temps de persécution, mais c’est un temps pour le martyre. Ce n’est pas un temps pour ce genre de luttes, mais c’est un temps pour les couronnes. Ce ne sont pas des hommes qui persécutent, mais des démons. Ce n’est pas un tyran qui pourchasse, mais c’est le diable, plus cruel que tous les tyrans. Tu ne vois pas devant toi des charbons ardents, mais tu vois brûler la flamme du désir. Les martyrs ont foulé aux pieds les charbons ardents, toi, foule aux pieds le brasier de la nature. Eux ont combattu des bêtes à mains nues, toi, mets une bride à ta colère, cette bête qui n’est ni apprivoisée ni domestiquée. Eux ont résisté à d’insupportables douleurs, toi, rends-toi maître des pensées déplacées et mauvaises qui fermentent dans ton cœur. »

    La version spiritualisée du cirque romain qu’offre Chrysostome entend en effet inverser son sens : non l’éphémère  satisfaction de la plèbe, mais la béatitude éternelle promise à tous les saints. Oui, il y a mise en scène du martyre ; oui, il s’agit aussi de théâtre – et de théâtre plutôt baroque ; mais plutôt qu’une représentation, c’est une actualisation éthique et liturgique qu’il compte produire. En tout cas, pour les lecteurs du XXIe siècle plus encore, semble-t-il, qu’à ceux de l’Antiquité, le spectacle offert par le prédicateur lui-même est « prodigieux ».

    Guillaume Bady

    Œuvre(s) contenue(s) dans ce volume

    In Iuuentinum et Maximinum martyres, In sanctum Romanum, In sanctum Iulianum martyrem, In sanctum Barlaam martyrem, In martyres Aegyptios

    Les quatre premiers panégyriques de ce recueil sont très probablement à situer entre 386 et 397 à Antioche, « deuxième ville après Rome par le nombre de martyrs vénérés », où les tombeaux des martyrs forment comme une « ceinture autour de la ville ». Au sujet des martyrs magnifiés dans ces homélies, les sources manquent souvent, mais le prédicateur est aussi avare d’informations historiques que disert sur les aspects physiques et spirituels.

    L’Éloge de Juventin et Maximin (CPG 4349) concerne deux officiers chrétiens, membres de la garde impériale de Julien, exécutés le 29 janvier 363. Nouveaux martyrs dignes des anciens, aux yeux du prédicateur, ils firent de la prison une nouvelle église et surent déjouer le piège de l’apostasie et les ruses de l’empereur.

    L’Éloge de Romain (CPG 4353) exalte un diacre et exorciste de Césarée de Palestine, qui eut la langue coupée et subit le martyre en 303, au début de la Grande persécution. Chrysostome, soulignant l’unique corps formé par les fidèles et les martyrs, modèles de charité et d’empathie à l’instar de Paul, met en scène la façon dont celui qui n’avait plus de langue a pu exhorter les autres chrétiens à la foi. Sa victoire, paradoxale, dans la perspective de la résurrection, est pour lui un miracle supérieur aux anciens.

    Julien, objet du 3e éloge (CPG 4360), est un jeune homme mort pour sa foi à 18 ans, le 21 juin d’une année indéterminée : torturé, il fut enfermé dans un sac avec des animaux mortels et jeté à la mer. L’auteur présente le Christ comme le débiteur des martyrs et celui qui couronne leurs victoires, comme celle de Julien, nouveau Daniel ou autre Noé, dont le corps chasse les démons. Jean insiste sur l’importance des reliques et le caractère spirituel du sanctuaire du martyr, auquel il invite les fidèles à venir le lendemain, à Daphné.

    Historiquement peu précis, le martyre de Barlaam, sujet du 4e panégyrique (CPG 4361), comporte la brûlure de la main. L’Antiochien invite à imiter le saint, même s’il n’y a plus de persécution extérieure, en dominant comme Barlaam le brasier des passions

    Quant à l’Éloge des martyrs égyptiens (CPG 4363) – martyrs indéterminés dont des reliques avaient été « importées » à Antioche –, il a pu, d’après des recherches complémentaires de N. Rambault, être prononcé à Constantinople à l’automne 401. Chrysostome vante ce profitable « export » d’Égypte, la protection de la cité offerte par les reliques, l’intercession des saints, leur combat pour la foi malgré la cruauté des tortures et finit par un éloge de la vie au désert.

    Le texte grec des cinq homélies est édité d’après 50 manuscrits (sur 53 recensés), du ixe au xviie s.

    Extrait(s)

    Voici un passage de l’Éloge de Barlaam (§1, p. 295-297) :

    « Que celui qui voudrait proclamer les louanges des martyrs imite les martyrs ! Que celui qui voudrait faire l’éloge des athlètes de la piété cherche à égaler leurs épreuves ! Cela n’apportera pas moins de plaisir aux martyrs que leurs propres hauts faits. C’est surtout quand ils voient notre salut assuré qu’ils ressentent leur propre bonheur (…). Car l’ensemble des croyants est un corps solidaire. Quelle est donc l’utilité d’avoir la tête couronnée lorsque les pieds sont aux fers ? »

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